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Chroniques
Hamlet
opéra d’Ambroise Thomas
Quel inépuisable ferment que ce drame d’Amlet écrit à Sorø au XIIIe siècle par Saxus Grammaticus (dans sa vaste Gesta Danorum) à partir d’une légende de la tradition orale danoise ! Voyageant du nord au sud, la brûlante histoire du château d’Elseneur trouve un nouveau souffle deux siècles plus tard sous la plume du chroniqueur et homme d’église piémontais Matteo Bandello, en bonne place dans ses Novelle où un certain William Shakespeare puiserait plusieurs sujets (Twelfth night, Much ado about nothing, etc.) et même ces fameux amants de Vérone dont jamais ne s’achèvera l’illustre carrière. Entre 1565 et 1582, le poète samatanais François de Belleforest fit paraître en sept volumes sa version française des récits de l’Italien, évêque d’Agen qui venait de s’éteindre au Château de Bazens (1561) : ces Histoires tragiques abritent celle du jeune prince vengeur, bientôt traduite en langue anglaise. Pour commencer, le jeune Shakespeare joua le spectre dans la pièce de Thomas Kyd, avant de lui-même s’approprier le mythe en tant qu’auteur. Le grand avenir de son Hamlet se prolonge bien au delà du théâtre et du temps, fécondant dramaturges, romanciers et poètes – sans parler des essayistes.
L’Opéra de Marseille, qui concluait sa précédente saison avec Macbet et Verdi [lire notre chronique du 15 juin 2016], ouvre la nouvelle en reprenant l’Hamlet d’Ambroise Thomas dont il avait confié la mise en scène à Vincent Boussard, six ans plus tôt. Loin d’être passée, l’année Shakespeare bat son plein avec ce romantique inspiré par le génie du Britannique qu’il a d’ailleurs invité parmi les personnages de son opéra-comique Le songe d’une nuit d’été (1850) et voulu honorer par le ballet La tempête (1889). Créé à Paris le 9 mars 1868, son Hamlet, opéra en cinq actes et sept tableaux, connut un grand succès, tant il s’ancrait dans son époque. Sans doute est-ce une vertu puissante de cette tragédie que de supporter la mise au goût du jour, ici lovée dans une vêture moralisatrice tellement XIXe siècle, ailleurs exacerbée en crise psychologique d’aujourd’hui via l’Hamlet d’Anno Schreier [lire notre chronique du 21 septembre 2016].
L’inquiétude du héros, sa fascination pour le mal, son attirance quasiment érotique pour l’oncle fratricide, mais encore son insaisissable démesure ont été soigneusement jugulées par Jules Barbier et Michel Carré, les librettistes de Thomas. À juste titre Boussard a souhaité « ne pas chercher à re-shakespeariser ou sonder avec nostalgie la trace élisabéthaine », autrement dit faire confiance au compositeur, à l’inverse d’Olivier Py avec son expérience bruxelloise assez peu probante [lire notre chronique du 3 décembre 2013] : au spectateur du XXIe siècle d’en apprécier par lui-même le peu de fantaisie et son obéissance aux conventions alors en cours. Qui meurt dans cet Hamlet ? La tendre Ophélie, dont le chagrin se résume à l’amour contrarié par la complicité de son père avec l’usurpateur du trône, et Claudius lui-même, épinglé à froid par la vengeance sans duel ni poison : le sacrifice de la jeune fille participe donc du règne du fils dont la mère ira méditer sa faute au couvent. On est à des lieues de l’exaltant Amleto de Faccio [lire notre chronique du 28 juillet 2016] !
Aussi Katia Duflot ne se trompe-t-elle pas en invitant le XIXe siècle dans les costumes. Quant au décor de Vincent Lemaire, il consiste en l’angle d’un grand salon d’apparat de château baroque dont la boiserie cérusée est maintenue à distance par une sorte de film protecteur. Le confort n’est brisé que par les apparitions du Spectre. Dans cet Elseneur de gel qu’éclaire parcimonieusement Guido Levi, le recours judicieux à un miroir indiscret vient parfois creuser d’autres profondeurs, dans l’esprit du surgissement d’Hamlet au parterre, comme pour valider ce regard qu’immanquablement nous portons sur l’appropriation. L’évidence de la baignoire où suicider Ophélie se conjugue à la présence troublante du comédien qui condense à un seul la troupe d’amis du prince.
Victime d’un malaise vagal le jour de la répétition générale, Lawrence Foster confiait en début de semaine la fosse à son assistant. Rétabli, le directeur musical menait avant-hier la première de cette reprise, mais il a trouvé juste de remercier le jeune chef en lui confiant ce soir la baguette. Ainsi découvre-t-on le brillant Victorien Vanoosten au geste très lisible et dont l’élan souligne quand il faut la verve lyrique de l’œuvre.
Dans l’ensemble, le plateau vocal satisfait.
La saine émission de Florian Cafiero sert parfaitement le bref Fossoyeur, le Polonius de Jean-Marie Delpas est aisément projeté et Samy Camps livre un Marcellus de ligne claire, idéalement conduite. Malgré ce qu’on devine être un refroidissement qui enroue sa première intervention, le jeune Rémy Mathieu prête à Laërte un timbre lumineux au dernier acte. On retrouve Sylvie Brunet en Gertrude angoissée par le remord, couleur idéalement sensuelle pour cette reine de passion, et Patrizia Ciofi en attachante Ophélie bientôt égarée dans ses convulsives vocalises, magnifiquement réalisées. Enfin, le baryton québécois Jean-François Lapointe compose un Hamlet volontairement mal dégrossi que le chant élève à des raffinements contrastés.
BB